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21 février 2006 2 21 /02 /février /2006 15:10
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  • Lorsqu'il m'ouvrit sa porte en cet après-midi du printemps 1963, David Rochas avait la mine des mauvais jours. Un regard tendu, noir d'orage, et des masséters qui pulsaient comme des coeurs de pigeon. Il semblait agacé, contrarié par ma venue. Visiblement, j'arrivais au mauvais moment. Il me fit entrer et avant que j'aie eu le temps de prononcer un mot il dit :
    - Va dans ma chambre, attends-moi, je finis un truc, j'en ai pour cinq minutes.
    Tandis qu'il s'éloignait rapidement vers la cuisine je remarquai le petit tablier qu'il portait noué autour de la taille. Contrepoint de sa personnalité agitée et brouillonne, la chambre de David était un véritable havre de paix et de sérénité. La tapisserie de couleur amande pastel, le mobilier de bois clair, la bibliothèque de style scandinave parfaitement rangée, tout concourait à créer un climat apaisant, lénifiant. Un ordre impeccable régnait dans la pièce au point qu'on aurait eu du mal à imaginer que cette enclave zen fût le repaire d'un adolescent déjanté et survitaminé. Il semblait calme, détendu, presque souriant. Dépourvu, en tout cas, de ses mimiques d'électrocuté. Il se dirigea vers la fenêtre et l'ouvrit en grand. Appuyé sur le rebord, il regardait le ciel tout en glissant sans cesse sa main sous la ceinture de son pantalon. Il palpait son sexe puis, à la manière d'un terrier flairant une trace, reniflait le bout de ses doigts.
    - Putain, ça pue l'ail.
    - Quoi, tes doigts ?
    - Non, ma bite. J'ai la bite qui pue l'ail, à mort. C'est à cause du rôti, de ce putain de rôti.
    - Quel rôti ?
    Et là, David Rochas, quatorze ans, élève de 4ème A au lycée Pierre-de-Fermat me raconta comment depuis près d'une année il s'enfilait jusqu'à la garde tous les rôtis de boeuf que Mme Rochas, sa mère, faisait préparer et larder, deux fois par semaine, par M. Pierre Aymar, chef de comptoir à la Boucherie Centrale. David m'expliquait tout cela d'une voix tranquille et posée, un peu à la façon d'un cuisinier qui vous livrerait les rudiments de l'une de ses préparations. "D'abord je le sors du frigo une ou deux heures avant pour qu'il soit à une température normale, tu vois. Ensuite, je prends un couteau assez large et je fais une entaille, bien au milieu du rôti, pile au centre. Pas trop large non plus, juste comme il faut. Ensuite, je mets le tablier, je baisse mon froc et la partie peut commencer. Sauf que souvent, ma putain de mère, elle fourre le rôti avec de l'ail. Alors quand je tombe sur une gousse et que je m'y frotte dessus, j'ai la bite qui pue pendant deux jours. Quoi, qu'est-ce que tu as ? C'est l'ail qui te dégoûte ? On dirait que tu viens de voir le diable."
    Ce que je venais de voir était bien plus impressionnant : mon meilleur ami, demi de mêlée et futur capitaine de l'équipe de rugby, debout dans sa cuisine, un couteau à la main, la queue affamée et ardente, besognant le rôti familial taillé avec expertise dans les meilleurs morceaux d'un boeuf, servi le soir même accompagné de haricots verts et de pommes dauphine. Je connaissais bien ce plat. Je l'avais à plusieurs reprises partagé avec les Rochas.
    - Tu baises le rôti de ta mère ?
    Je n'en finissais pas de répéter ces mots, partagé entre l'envie de m'écrouler de rire et celle de fuir à toutes jambes ce jouisseur et sa libido de nécrophile.
    - Tu baises le rôti de ta mère ?
    Je n'osais pas lui poser la seule question, celle qui serait venue à l'esprit de tout être sensé. Non, je n'eus pas le courage de lui demander si, lui, le don Juan du paleron, le lovelace du filet, s'abandonnait vraiment dans le rosbif. Sans doute parce que je connaissais déjà la réponse. Tout en reniflant ses doigts aillés, il souriait à la façon d'un séducteur napolitain fier de ses conquêtes d'un soir. Puis, se reprenant, il se tourna vers moi et dit :
    - Tu veux essayer ?
    Je ne dînai plus chez les Rochas et mes relations avec David, si elles demeurèrent fraternelles, ne furent plus aussi intimes.
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  • in Une vie française, Jean-Paul Dubois, à lire.

 

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commentaires

N
c'est b1 i love you
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S
J'ai lu ça en écoutant Cat Power chez Kms. Ca m'a coupé toute vélléité de romantisme mais j'en ris encore... Je n'ai encore jamais lu ça avec un poulet aux piments.
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C
Houlà, il est pas au courant de la grippe aviaire ce pauvre type ?!?Faudrait vérifier sur le site de l'OMS si c'est pas un comportement "à risque"...
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D
 <br /> Pour procéder à l'illustration de ton propos : <br /> http://video.delirant.com/humour,38,Articulate.php<br />  <br /> (Ya pad'quoi)
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T
Conseil de bons films à voir... et de bons livres à lire...On trouve tout sur le blog à boubou...Je les suis, quand je peux. Ce WE, envie de détente. Je sors de la librairie, à l'instant. J'ai acheté "une vie française" et je m'en vas de ce pas, le dévorer. Ca tombe bien, ton Dubois, là, je ne le connais pas...
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